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dimanche 1 mai 2011

La Manticore

"Si vous rencontrez la Manticore,
De sa queue méfiez-vous.
Des piquants protégez votre corps.
Car ils volent vers vous."

Manticore
Représentation classique de la Manticore chez les rôlistes (par Chris Rahn).

Ce court poème tiré d'un vieux livre de jeux de rôle, est parfait pour introduire cette créature des plus étrange qu'est la Manticore. Originaire de l'Inde, la nom de la Manticore vient du persan Mardikhouran qui signifie : mangeur d'hommes.

Sa description générale diffère selon les versions. En fait, la représentation la plus connue et utilisée est celle des rôlistes qui lui offre quelques "détails" supplémentaires. Je vais donc commencer par la version que je pourrai qualifier d'erronée puis vous offrir la version originelle.

Manticore
Version sanglante de la Manticore.

La Manticore des rôlistes :

"La Manticore est une créature hybride d'une sauvagerie redoutable. Son aspect général est celui d'un lion mais, avec une queue de scorpion, un visage humain muni de crocs, un regard bestial luisant d'une teinte écarlate et doté d'une paire d'ailes membraneuses ressemblant à celles d'un Dragon."

Comme cité plus haut, cette créature est extrêmement populaire dans le milieu rôliste (vous pouvez par exemple la voir en action dans l'excellente série "Sorcellerie" de Steve Jackson), mais également dans celui des gamers. Il est donc possible d'apercevoir sa "vilaine" bobine dans Baldur's Gate : Dark Alliance II (où vous maudirez sa capacité à vous projeter des piquants sur le râble), Golden Sun, The Witcher (où elle est citée lors d'un dialogue), Diablo III,... et sans aucun doute bien d'autres titres basés sur la fantasy et le folklore.

 Elle existe également dans les classiques de la littérature. En effet, dans "La Divine Comédie" de Dante (dans la première partie s'appelant "L'Enfer"), Geryon (fait référence à un personnage de la mythologie grecque et est lié aux douze travaux d'Héraclès) est transformé en une créature fort semblable à la Manticore. Il se voit pourvu d'une paire d'ailes, du visage d'un honnête homme, des pattes d'un lion, du corps d'une Wyverne, sans oublier une queue massive pourvue d'un dard de scorpion. Geryon servira de monture au poète Virgile ainsi qu'à Dante pour pouvoir atteindre le huitième cercle des Enfers. Mais puisque j'ai l'extrait en question sous la main, je vais sans plus tarder analyser le passage qui parle de notre "sympathique" créature...

Manticore
Illustration de Dominik Cledinger.

La Divine Comédie :

Chant XVII :

"Voici venir la bête à la queue aigüe,
qui passe les monts, qui brise les armes et les murs,
voici celle qui infecte le monde !"

Ainsi se mit mon guide à me parler ;
puis il lui fit signe de venir vers la berge,
près du bord des rochers où nous marchions.
Et cette hideuse image de fraude
s'en vint et hissa la tête avec le buste,
mais sans traîner sa queue jusqu'à la berge.
Sa face était celle d'un homme juste,
tant elle était d'apparence bénigne,
et le reste du corps était d'un serpent ;
elle avait deux pattes velues jusqu'aux aisselles ;
le dos et la poitrine et les deux flancs
étaient peints de noeuds et de roues.

Jamais Turcs ni Tartares ne firent d'étoffes
ou tissées ou brodées de plus vives couleurs,
et jamais Arachné n'en tissa de semblables.
Comme parfois sont amarrées les barques
qui sont à moitié dans l'eau et moitié à terre,
et comme là-bas chez les Germains gloutons
le castor s'installe pour faire sa guerre,
ainsi se tenait la détestable bête
sur le bord de pierre qui entoure le sable.
Toute sa queue s'agitait dans le vide,
en tordant vers le haut la fourche vénéneuse
qui en armait la pointe comme d'un scorpion

Arachné est issue de la mythologie grecque. Elle était une jeune femme modeste mais dotée d'un talent incomparable pour le tissage. Son don lui a par-contre valu un bien funeste sort : Héra l'épouse de Zeus, jalouse de ses compétences la transforma en araignée pour qu'elle ne soit plus capable que d'une chose : tisser...

Manticore
Version assez amusante de la Manticore, elle me fait penser au Lion Poltron du Magicien d'Oz.

"Maintenant", dit mon guide, "il faut que s'incline
un peu notre chemin jusqu'à cette bête
mauvaise qui se vautre par-là."
Aussi nous descendîmes sur le flanc droit,
et fîmes dix pas sur le bord extrême
pour fuir le sable et les flammèches.
Et quand nous fûmes arrivés jusqu'à elle,
je vois sur le sable un peu plus loin
des gens assis au bord du précipice.
Et là mon maître : "Afin que tu emportes
une pleine connaissance de ce cercle",
dit-il, "va et regarde leur peine.
Et là que tes discours soient brefs ;
en t'attendant je parlerai à cette bête,
pour qu'elle nous prête ses fortes épaules."

Dans "La Divine Comédie", l'Enfer est constitué de neuf cercles concentriques où ses occupants résident selon les péchés qu'ils ont commis.

- Le premier cercle, les Limbes, est la demeure des âmes pures qui n'ont pas reçu de baptême.

- Le second cercle est censé punir les luxurieux.

- Le troisième est la résidence des  gourmands qui doivent baigner dans une fange abjecte tout en subissant les tourments de Cerbère.

- Le quatrième cercle abrite les avares et les prodigues (personnes qui jettent l'argent par les fenêtres) qui sont séparés en deux groupes, destinés à s'affronter pour l'éternité en roulant des tas de pierres tout autour du cercle (un peu comme Sisyphe qui, condamné par Zeus pour diverses raisons, se retrouva à pousser un énorme rocher jusqu'en haut d'une falaise pour voir ce dernier dégringoler en bas chaque fois qu'il arrivait au bout de son pénible voyage).

Manticore
Illustration de Dan Scott.

- Le cinquième cercle se trouve aux abords du Styx et abrite les coléreux ainsi que les indifférents. Sur la rive opposée se niche le sixième cercle (deux pour le prix d'un) : la cité de Dité, résidence permanente des épicuriens (courant de pensée philosophique axé principalement sur la recherche constante du bonheur dans le but d'atteindre la tranquillité de l'âme) sans oublier les hérétiques.

- Le septième cercle lui, est constitué d'un ravin au fond duquel se trouvent trois sections. La première abrite le fleuve infernal Phlégéthon (un  fleuve de sang bouillonnant), où sont punis les violents (le Minotaure semble en faire partie). Sur l'autre rive se tiennent les violents contre eux-même (les suicidés), changés en arbustes secs et tourmentés pour l'éternité par les Harpies, sans oublier les gaspilleurs qui eux sont poursuivis et dévorés par des chiennes (une mort pour le moins originale). La troisième et dernière section de ce cercle est une lande brûlante où sont assignés à résidence les violents contre dieu, la nature et l'art, mais également les blasphémateurs, les sodomites (l'homosexualité pour l'époque était fortement réprouvée et la sodomie pouvait vous offrir un aller simple pour le bûcher, les galères, la prison et tout un choix d'activités "forts sympathiques") et les usuriers.

Geryon
Gravure de Gustave Doré représentant Dante et Virgile en train de chevaucher Geryon.

- Le huitième cercle (l'extrait que je vous présente se déroule à cet endroit précis) appelé Malebolge, est divisé en dix bolges (chaque bolge est un fossé circulaire. Les cercles sont concentriques et descendent en terrasses vers le bas). Dans les bolges, sont punis les : ruffians et séducteurs, les adulateurs et flatteurs, les fraudeurs et simoniaques (tenter de vendre des fausses reliques contre monnaie sonnante et trébuchante), les devins et ensorceleurs, les concussionnaires (profiter de ses hautes fonctions pour faire un profit illicite), les hypocrites, les voleurs, les conseillers fourbes (Ulysse et Diomède les héros de la guerre de Troie s'y trouvent d'ailleurs pour une raison qui m'échappe), les semeurs de troubles et les faussaires... Après cette longue description qui aurait fait suer un dictionnaire, nous passons au dernier cercle.

- Le neuvième et dernier cercle est divisé en quatre zones couvertes par les eaux gelées du fleuve Cocyte et sert de châtiment pour les traitres. La première : Caina (tirant son nom de Caïn qui tua son frère Abel), sert de logis pour les traîtres à la parenté. La seconde Antenora (liée à Anténor qui aurait joué un rôle dans la prise de la ville de Troie face à l'ennemi grec), où se tiennent les traîtres à la patrie. La troisième : Tolomea (en rapport avec Ptolémée XIII, qui aurait tué le général romain Pompée) abrite les traîtres à leurs hôtes et enfin la quatrième zone : Giudecca (pour Judas qui aurait trahi Jésus), où sont punis les traîtres à leurs bienfaiteurs (pour la suite, il s'agit du lieu où sont enfermés les pires traitres condamnés à être broyés pour l'éternité par les bouches de Lucifer, et encore plus loin, l'entrée du Purgatoire).

Voici donc un résumé des neuf cercles des Enfers. Si l'envie d'en savoir plus vous prend, lisez : "La Divine Comédie" de Dante, elle vous en dira certainement plus que moi.

Manticore
Illustration de Lucas Graciano.

Ainsi encore plus loin sur le rebord extrême
de ce septième cercle, tout seul, j'allai
là où étaient assis ces affligés.
Par les yeux la douleur éclatait au-dehors ;
deçà, delà, ils s'aidaient de leurs mains
contre les flammes et le sol embrasé :
les chiens ne font pas autrement en été
des pattes ou du museau, lorsque les puces
les mordent, ou les mouches, ou les taons.
Quand je fixai mes yeux sur le visage
de ceux sur qui descend ce feu douloureux,
je n'en reconnus aucun ; mais je vis
que du cou de chacun pendait une bourse
d'une certaine couleur, portant un certain signe
dont il semblait que leur oeil se repût.
Et lorsqu'en regardant je vins auprès d'eux,
je vis de l'azur sur une bourse jaune
qui avait la forme et la face d'un lion.
Puis en suivant le cours de mon regard,
j'en vis une autre rouge comme le sang,
qui montrait une oie plus blanche que le beurre.

Et un damné qui avait un sac blanc 
marqué d'une grosse truie couleur d'azur,
me dit : "Que fais-tu dans cette fosse ?
Va-t'en donc ; et comme tu es encore vivant,
sache que mon cousin Vitaliano
viendra s'asseoir ici, à mon flanc gauche.
Je suis Padouan parmi les Florentins :
et souvent ils me cassent les oreilles
en criant : Vienne le roi des chevaliers,
qui portera la bourse avec trois becs !"
Puis il tordit la bouche et tira la langue
comme un boeuf qui se lèche le nez.
Et moi qui craignais de fâcher, en restant plus,
celui qui m'avait dit de ne pas m'attarder,
je m'en revins, loin des âmes lassées.

Manticore
Superbe illustration de Jon Bosco.

Je trouvai que mon guide était déjà monté
sur les reins de l'animal farouche ;
il me dit alors : "A présent, sois fort et hardi.
Nous irons désormais par de telles échelles ;
monte devant, je veux être au milieu,
pour que sa queue ne puisse te blesser."

Tel est celui qui sent le premier frisson
de la fièvre quarte, qui a déjà les ongles blancs,
et tremble tout entier en regardant l'ombre,
tel je devins à ces paroles dites ;
mais la honte me fit ses menaces,
elle qui rend le courage au valet d'un bon maître.
Je m'assis donc sur cette affreuse échine ;
et voulus dire, mais la voix ne vint pas
comme je croyais : "Serre-moi dans tes bras."
Mais lui, qui d'autres fois m'avait tiré déjà
d'autres dangers, sitôt que je montai,
m'entoura de ses bras et me soutint.
"Pars maintenant, Geryon", dit-il ;
"que tes tours soient larges, et la descente douce ;
pense au nouveau fardeau que tu emportes."
Comme un petit bateau qui s'éloigne du port
à reculons, ainsi il s'éloigna ;
et quand il sentit qu'il avait libre jeu,
il mit sa queue là où se trouvait sa poitrine,
et la tendit puis il bougea comme une aiguille,
et ramena l'air à soi de ses pattes.

La fièvre quarte est un genre de fièvre qui survient tous les trois ou quatre jours, pour laisser le patient le reste du temps avec une température corporelle normale (le paludisme en est un bon exemple).

Manticore
Artwork tiré d'un des jeux de God of War.

Je ne crois pas que la peur fut plus grande,
Quand Phaéton abandonna les rênes,
ce qui brûla le ciel, comme on le voit encore ;
ni quand le malheureux Icare sentit ses reins
se déplumer, tandis que s'échauffait la cire,
et que son père lui criait "Tu fais fausse route !",
que ne fut ma frayeur quand je vis que j'étais
dans l'air de tous côtés, et que s'était éteinte
tout autre vue que celle de la bête.
Elle s'en va, nageant tout doucement ;
tourne et descend, mais je ne le saisis
qu'au vent sur mon visage et par-dessous.
J'entendais déjà la cascade à main droite
faire en dessous de nous un horrible fracas ;
aussi je penchai mes regards vers le bas.

Manticore

- Phaéton était dans la mythologie grecque le fils d'Apollon (dieu de la poésie, de la médecine et tirant le char du soleil), ce dernier se fit foudroyer par Zeus pour avoir volé le char de son père et perdu son contrôle.

- Icare était le fils de Dédale, génial inventeur et créateur du labyrinthe qui servait d'antre au Minotaure. Icare et Dédale seront emprisonnés par le roi Minos pour avoir participé à la fuite de sa fille avec le héros Thésée. Ils s'enfuiront à l'aide d'ailes de plumes enduites de cire. Icare ivre de liberté s'approchera trop près du soleil qui fera fondre la cire et ce dernier sombrera dans les flots.

Alors j'eus encore plus peur de la chute :
car je vis des feux et j'entendis des plaintes ;
et tout tremblant je resserrai les jambes.
Puis je vis, car jusqu'alors je ne les voyais pas,
la descente et les tours par les grands supplices
qui se rapprochaient de tous côtés.
Comme le faucon qui a longtemps plané
et qui, sans avoir vu ni appeau ni proie,
faire dire au fauconnier : "Tu descends, hélas !",
revient harassé là d'où il part tout vif,
après cent tours et se pose à l'écart
de son maître dédaigneux et rageur ;
Ainsi Geryon nous déposa au fond
juste au pied de la roche escarpée,
et dès qu'il se fut déchargé de nous,
il disparut, comme un dard décoché par un arc.

Manticore
Représentation fidèle à la description précédente bien que les traits humains soient absents.

La description de cette créature fort semblable à la Manticore mythique n'est pas sans intérêt. Si vous regardez plus bas la partie traitant de la version originelle, vous pourrez constater que cette dernière est dépourvue d'ailes. Au Moyen-Age d'ailleurs, elle était souvent représentée dans les bestiaires illustrés. Au XVIème siècle, elle refait son apparition dans l'héraldique (consultez l'article sur la Chimère si vous désirez en savoir plus sur le sujet) afin d'incarner le péché de tromperie (dans le sens ou son visage semble humain alors que son comportement est bestial). Bref tout ça pour en venir au fait que la Manticore ne possédait pas d'ailes dans les représentations faites à son sujet, jusqu'à la version de "La Divine Comédie" (qui a été écrite au XIVème siècle). L'auteur a peut-être jugé bon de la doter d'ailes pour des besoins scénaristiques (afin qu'elle serve de monture volante pour Virgile et Dante) ou pour lui donner un aspect plus sinistre. Toujours est-il que ce modèle semble avoir inspiré les rôlistes au point d'en devenir la version contemporaine. Mais, faisons de suite un saut dans le passé, afin de voir d'où provient cette charmante créature...

La Manticore originelle :

"La Manticore possède un visage d'homme couleur de sang, dotée d'une mâchoire à triple rangée de dents, tranchantes comme des rasoirs allant d'une oreille à l'autre, des yeux jaunes, un corps de lion au pelage brun rougeâtre ou encore noir rougeâtre et une queue de scorpion dont le dard mesure une bonne cinquantaine de centimètres".

Manticore
Représentation fidèle de la Manticore d'origine à quelques détails près, mais qui illustre bien la réputation de cruauté sans limites de la bête.

Pline l'ancien nous en fait ici une version tout aussi charmante :

"Il y a parmi les Ethiopiens un animal appelé manticorus ; il a trois rangées de dents qui s'enchevêtrent comme celles d'un peigne, visage et oreilles d'homme, yeux bleus, corps cramoisi de lion et queue qui finit en aiguillon, comme celles de scorpions. Il court avec une grande rapidité et il est très amateur de chair humaine ; sa voix ressemble aux sons mêlés de la flûte et de la trompette."
- Pline l'Ancien, Histoire naturelle.

Manticore
Version pour le moins perturbante de la Manticore...

La Manticore court donc si vite qu'aucun animal ne peut la rattraper (sans oublier son cri qui aura sûrement le don de faire rire ses proies, du moins avant qu'elles ne finissent en hachis). Autre détail "amusant", la Manticore a une prédilection pour la chair humaine. lorsqu'une Manticore s'attaque à une proie, elle la dévore entièrement et n'en laisse rien (chair, os, cheveux,...Tout y passe). D'ailleurs, lorsqu'un homme disparait et que l'on ne retrouve pas son corps, on dit qu'il a été mangé par une Manticore.

La Manticore serait apparue au Vème siècle avant J.C., c'est d'ailleurs plus ou moins la période où l'on peut trouver la première description à son sujet faite par Ctésias (médecin grec au service du roi de la Perse : Artaxerxès II). Le domaine de cette créature s'étendait jadis dans des régions semi-désertiques de Perse et de Mésopotamie jusqu'en Grèce et aux chaînes de l'Atlas en Afrique du Nord. Aux dires des explorateurs membres de la société de cryptozoologie de Londres, les dernières Manticores encore vivantes se trouvent dans les montagnes inaccessibles situées au centre de l'Iran.

Manticore
Représentation étrange et fidèle à la fois de notre félin vorace.

On peut également voir (ou admirer au choix), exposé dans la cathédrale de Hereford une représentation de la Manticore dans le Mappa Mundi créé par Richard de Haldingham (et réalisée vers 1300).

La Manticore était une créature sinistre et vorace qui semblait avoir le don de terroriser la populace. Mais, au fil du temps, elle a pris son envol pour siéger fièrement dans la littérature, y laissant sa griffe pour des siècles et captivant toujours autant le lecteur avide de ses sinistres exploits.

Idraemir

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